construire et habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages

première partie: habiter

 

Vahé Zartarian

© 2008



 

préambule

 

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prologue

vocabulaire et Vision

On l’aura compris à la lecture du précédent ouvrage consacré à la genèse et au sens des formes architecturales, ce travail sur l’architecture ne concerne pas que l’architecture. Celle-ci n’est qu’une déclinaison particulière d’une Vision, comme sont aussi l’agriculture, l’alimentation, la santé, les relations humaines, etc. Une Vision, c’est simplement un ensemble de croyances signifiant ce qu’est l’homme, ce qu’est l’univers, quelles sont leurs relations, etc. Quand elle est largement partagée, elle s’incarne, jusqu’au point parfois de donner naissance à des civilisations (voir les grandes civilisations).
Le premier lieu de projection d’une Vision est la langue, intermédiaire entre la croyance, pur concept, pure signification, et l’action menant à la concrétisation matérielle. Il est donc intéressant de commencer par un petit tour des termes actuels les plus courants tournant autour de la notion d’habiter. Je me cantonnerai au français, langue qui m’est la plus familière et langue de ces livres, en prenant pour référence le petit Larousse.

Une majorité de termes fait référence au lieu:

habiter: avoir sa demeure, sa résidence en tel lieu;
habitation: lieu où l’on habite;
demeure: domicile, lieu où l’on vit;
domicile: lieu habituel d’habitation;
loger: avoir sa résidence permanente ou provisoire quelque part;
logement: action de loger;
abri: lieu où l’on peut se mettre à couvert des intempéries, du Soleil, du danger (remarquons le retournement de sens puisque abri vient du latin apricari qui voulait dire se chauffer au Soleil)
résidence: demeure habituelle dans un lieu déterminé…

D’autres termes font référence à une fonction:

fermage => ferme: domaine rural affermé par son propriétaire à celui qui doit le cultiver;
berger, du latin berbex, brebis => bergerie;
atelier, de l’ancien français astelle, éclat de bois: lieu où travaillent des ouvriers, des artistes, etc.;
mola, meule => moulin: machine à moudre le grain, et par extension édifice où cette machine est installée;
foyer: lieu où habite une famille mais qui renvoie au feu qui est fait pour cuire les aliments et se réchauffer.

D’autres termes encore désignent l’objet:

bâtiment: toute construction destinée à servir d’abri et à isoler;
maison: bâtiment d’habitation, logement où l’on habite;
immeuble: grand bâtiment à plusieurs étages (remarquons que cela renvoie aussi au lieu dans la mesure où immeuble vient du latin immobilis signifiant on s’en doute immobile);
cabane: petite construction rudimentaire faite de matériaux grossiers;
tente: abri portatif démontable que l’on dresse en plein air…

La plupart des termes renvoient au lieu ou à la fonction socio-économique. Reflet évident d’un mode de vie sédentaire orienté vers la survie par le travail au sein d’une société complexe aux fonctions spécialisées. On n’imagine pas ces termes s’appliquant à l’habitat de sociétés de chasseurs-cueilleurs. Pas davantage à celui de la société future esquissée dans le livre précédent et détaillée dans vers l’homme de demain.
Donc aucun de ces termes reflétant une certaine conception du monde et une manière particulière de vivre ne convient à mon propos. Idéalement, j’aimerais un seul mot qui synthétise tout un ensemble d’idées. En attendant de l’inventer, je propose de construire un mot composé, un peu à la manière dont les chinois construisent leurs idéogrammes, parvenant de la sorte à évoquer des concepts complexes à partir d’idées plus simples. Ce sera donc: habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages, qu’il faut considérer comme un seul terme désignant un seul objet. Un objet unique mais qui est sous-tendu par plusieurs concepts:
Arbres et nuages signifient d’abord l’appartenance de l’objet à Gaïa. Ces termes qui font référence à des objets naturels pour désigner un objet modelé par l’homme renvoient aussi à l’idée d’une transition continue et fluide entre espace naturel et espace construit. Et puis le contraste est intéressant entre des arbres qui désignent la structure et qui sont forcément posés quelque part, et des nuages qui forment la couverture et qui semblent passer, légers, tout légers. L’évocation d’un compromis possible entre enracinement et mobilité…
Les cabanes quant à elles renvoient à l’idée de constructions humaines de petite taille réalisables par tout un chacun. Je m’empresse de préciser que pour moi elles ne sont ni rudimentaires ni faites de matériaux grossiers ni inconfortables. Il y a aussi l’idée d’objets faciles à transformer, à démonter, à déplacer, convenant donc à une vie changeante et ne pesant guère sur la Terre.
Quant au cocon, il ajoute ces deux idées: celle d’une ‘sécrétion’ de l’habitant, c’est-à-dire qu’il est véritablement une projection de lui-même, et celle de métamorphose, où l’on retrouve donc la notion de support d’évolution évoquée dans le livre précédent.
Enfin, le verbe habiter a ici pour moi un sens beaucoup plus large que celui qu’on lui donne habituellement. Il ne signifie pas seulement s’arrêter quelque part (demeurer) ni accomplir quelque fonction particulière (à commencer par la plus basique, s’abriter). Il désigne surtout une manière pour l’habitant d’interagir (percevoir et agir) avec le monde physique par l’intermédiaire de ce lieu-objet, analogue à la manière dont son esprit ‘habite’ son corps.
Ce concept unique habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages récapitule un certain nombre d’idées développées dans le livre précédent, comme l’extension du corps de l’homme, l’appartenance au corps de Gaïa, et le support d’évolution. Il comprend aussi d’autres notions qui demandent à être développées avant de passer à une réalisation concrète.

 

en deçà des fonctions

La maison a toujours eu une fonction: au minimum protéger de … À compléter selon le contexte climatique, géographique, historique, culturel et personnel. Protéger donc du vent, de la pluie, de la neige, du froid, de la chaleur, des animaux, des ennemis, du regard des autres, des esprits, et tant d’autres choses réelles ou imaginaires. Au mieux il s’agit de créer un espace de vie permanent (c’est-à-dire relativement à la durée d’une vie humaine) pour un individu ou un groupe de personnes, apparentées ou non (dans cette seconde catégorie, cf. les forts et les monastères). En ajoutant que le sens du mot ‘vie’ lui-même est spatio-historiquement-culturellement estampillé: on y mange ou pas, on s’y lave ou pas, hommes et femmes s’y mélangent ou pas, de même qu’adultes et enfants, on y travaille ou pas, etc.
Bref tout est possible. C’est pourquoi l’habitation telle que je l’imagine n’est pas ‘fonctionnelle’ en ce sens qu’elle n’est pas conçue pour remplir telle ou telle fonction particulière découlant de besoins humains moulés dans un lieu et une culture donnés. Elle sera bien évidemment amenée à remplir les unes ou les autres de ces fonctions dans la mesure où ses habitants sont encore des hommes ayant besoin d’un lieu où accomplir certaines actions et aspirant à un certain degré de confort. Mais elle les remplit de façon secondaire (venant en second) à la Vision ayant présidé à sa conception et dont elle est en quelque sorte une matérialisation. C’est ainsi qu’elle est extension de notre propre corps. En tant que telle, elle doit être apte à servir à l’accomplissement de toutes sortes de fonctions du ou des habitants. De la même manière que notre corps permet d’accomplir toutes sortes de choses selon les besoins, désirs, humeurs du moment: manger, marcher, courir, faire de la musique, ne rien faire, etc. Remarquons en passant que dans les maisons occidentales actuelles la pièce qui est la plus proche de cette polyvalence est souvent le garage où l’on ne fait pas qu’y garer sa voiture: espace de rangement, atelier de bricolage, atelier d’artiste, salle de répétition musicale, salle de jeux, cuisine d’été, etc. Les aptitudes d’une habitation telle que je la conçois sont à l’image de celles de l’homme: nombreuses, variées et changeantes.

 

 

néo-nomadisme

intégrer le changement

L’univers physique est changeant parce que la pensée de l’homme est changeante; la pensée de l’homme est changeante parce que l’univers physique est changeant. De ces flux incessants et interdépendants de pensées et de matières, l’homme est certes capable d’extraire des objets physiques ou des objets mentaux d’apparence solide et stable, comme l’image de son corps ou le sentiment de sa permanence, mais ce ne sont que des images arrêtées par sa conscience qui n’arrêtent en rien les flux eux-mêmes. Comme disent les taoïstes: la seule permanence est l’impermanence.
Vrai sans doute mais pas toujours facile à vivre car cette impermanence permanente fait jaillir continuellement le spectre de notre dissolution dans le néant. Alors l’on tente de figer. L’on fige ses croyances pour figer ses pensées pour figer les perceptions de son environnement pour exorciser cette peur d’un possible retour à l’inexistence, se renforcer dans l’illusion de sa propre permanence, voire s’imaginer immortel.
Remarquons que même les nomades qui prétendent mener une vie de changement savent se maintenir intérieurement dans une semblable fixité. Ils font ainsi de leur nomadisme un véritable dogme, figeant les formes de leurs rites, de leurs habits, de leurs habitations, voire de leurs habitudes en suivant toujours les mêmes itinéraires d’une année sur l’autre. Quant aux sédentaires qui ont choisi de se fixer, ils se justifient souvent en disant que l’homme doit avoir des racines à l’instar des plantes qu’il cultive. Mais l’homme est un animal, pas une plante. Il a des jambes pour se mouvoir et n’a donc que faire de racines. À moins bien sûr de croire que des racines sont préférables voire indispensables.
Pour moi, la souplesse d’esprit d’un homme en route vers l’HOMME fait que ce besoin de figer les situations n’a plus lieu d’être, que ce soient les domaines d’intérêt, le travail, les relations, l’allégeance à un clan ou une nation, tout comme l’habitation bien sûr. Conséquence immédiate pour cette dernière: plus d’immobilier, rien que des meubles. Cela vaut à plusieurs échelles spatiales:

- la maison dans son entier est une construction modifiable-démontable-déplaçable à volonté,
- les pièces sont reconfigurables selon les besoins de l’instant,
- les meubles traditionnels (placards, tables, lits, etc.) généralement immobilisés deviennent véritablement mobiles à échelle journalière ou saisonnière.

Remarquons que de ce fait il n’est pas nécessaire pour concevoir une telle maison de rentrer dans les détails de ce qu’on y fait (manger, dormir, travailler, etc.), ni comment on le fait (manger à une table haute assis sur des chaises, manger sur une table basse assis sur des coussins, manger par terre, ne pas manger même…), ni encore avec qui (seul, en couple, en famille, en famille élargie, en fratrie, etc.). C’est pourquoi mon architecture ne comportera aucune mention de disposition de meubles, ni d’indication de fonctions des pièces (chambre, salle à manger, cuisine, etc.), ni même de leur délimitation. La plus grande liberté est de mise. Une seule règle donc: tout est possible et tout est modifiable. Y compris bien sûr de figer une situation pour la vie si c’est par là que l’on estime trouver son bonheur et son accomplissement.

Précision importante: si la seule permanence est bien l’impermanence, cela ne fait pas du changement une valeur qui doive être recherchée pour elle-même. Voyager tout le temps n’a jamais résolu le problème de celui qui ne sait trouver son bonheur là où il est et croit que l’herbe est toujours plus verte ailleurs; changer tout le temps de partenaire n’a jamais résolu le problème de celui qui ne sait se trouver bien en compagnie de lui-même; changer incessamment de travail n’a jamais résolu le problème de celui qui ne sait que faire de sa vie.
C’est d’abord l’esprit qui chemine, et les changements qui jalonnent l’existence deviennent alors la simple conséquence de ses prises de conscience. Cela peut prendre la forme d’une accumulation d’infimes mais régulière modifications, ou bien de ruptures soudaines après de longues phases de maturation. C’est selon ce que chacun a à vivre.
Concrètement en matière d’habitat cela débouche sur ce que j’appelle un néo-nomadisme. J’ai cru bon d’ajouter le préfixe néo pour souligner que cela n’a plus rien à voir avec le nomadisme traditionnel, que ce soit celui des pasteurs qui se déplacent de pâture en pâture, ou celui de groupes itinérants comme les gitans. C’est un nomadisme qui joue sur plusieurs échelles de temps: 1. journalier et saisonnier, 2. annuel et pluriannuel, 3. transgénérationnel.

 

néo-nomadisme journalier et saisonnier

Un cas concret. Dans notre maison de Chaudon nous pouvons prendre nos repas dans quatre lieux différents: dans la salle à manger proprement dite, dans le salon devant la cheminée, sur la terrasse avec vue sur les montagnes, dans la courette à l’ombre du cerisier. Selon l’heure, la saison, la température, le vent, l’ensoleillement, le nombre de personnes, on choisit un endroit ou un autre. Le hic c’est qu’il y a 4 tables disposées en permanence en ces différents endroits (et même 5 parce qu’il y en a 2 sur le balcon). Cela fait beaucoup même si certaines ont d’autres usages: celle du salon est utilisée par Corinne pour faire ses exercices de calligraphie, celle sous le cerisier lui sert lorsqu’elle fait de la gravure ou de la lithographie… Du coup l’espace est bloqué par ces présences permanentes qui ne sont jamais toutes utilisées en même temps.
La comparaison est intéressante avec la maison traditionnelle japonaise. Celle-ci est plus polyvalente parce que les meubles sont véritablement des meubles en cela qu’ils restent mobiles, alors qu’en Occident tout est fait pour les immobiliser. En fait une pièce n’a pas de destination précise, elle en acquiert une par les meubles qu’on y met (une table, un futon, des fleurs, un rouleau de peinture…), toujours de manière temporaire, et elle redevient indéterminée dès la fonction accomplie (écrire, dormir, manger…) et les meubles remisés (on range la table, on roule le futon, on déplace le bouquet…). Mieux, il n’y a pas toujours de ‘pièces’ en tant que telles. L’espace dans la maison est d’un seul tenant, marqué au sol par la disposition des tatamis, et séparé dans le plan vertical par des ‘cloisons’ (fusuma, portes coulissantes, et shoji, paravents) qui s’ouvrent et se ferment à volonté et sont même complètement amovibles, donnant la possibilité d’ouvrir tout l’espace intérieur et aussi d’ouvrir toute la maison sur l’extérieur (seuls restent en vue les piliers de soutien).
Les japonais ne sont pas les seuls à pratiquer ce genre de nomadisme dans et autour de la maison. Dans les pays arabes, les couchages sont disposés au gré des saisons: dans la cour, sur la terrasse ou dans la grande pièce.
Il me semble souhaitable de retrouver ce nomadisme journalier et saisonnier, en l’adaptant bien évidemment aux contraintes climatiques locales et aux goûts de chacun en matière de confort. Cela participe à l’intégration consciente dans la vie quotidienne des cycles cosmiques et des variations climatiques. Cela s’inscrit également dans une logique d’économie tout en préservant certains éléments de confort. Par exemple: s’il faut de la chaleur, pourquoi chauffer une pièce froide et ne pas plutôt s’installer dans un endroit déjà chaud? s’il faut de la fraîcheur, pourquoi rafraîchir une pièce chaude et ne pas plutôt s’installer là où le Soleil n’a pas tapé toute la journée? à quoi sert d’avoir une salle consacrée uniquement à ‘manger’ pour le temps qu’on y passe? C’est du bon sens, que nos ancêtres avaient mais que nous avons perdu en cherchant à tout spécialiser, y compris les espaces de vie.

La petite comparaison qui vient d’être faite entre une maison occidentale typique et la maison japonaise traditionnelle suggère qu’il n’est pas si facile d’instaurer un tel nomadisme. C’est que nos modes de vie sont solidifiés dans la matière même de nos habitations ainsi que dans la facture de nos meubles. Plusieurs conditions sont donc requises pour passer à une façon de vivre plus souple, plus flexible et plus légère:
D’abord que l’habitation s’y prête. Impossible à pratiquer dans un studio de 20 m², cuisine et salle de bain compris, où chaque chose doit avoir une place précise, comme dans une caravane, sinon c’est invivable. Ce n’est pas davantage praticable dans une très grande maison disposant de pièces qui ne sont pas interchangeables, comme un très grand séjour et plusieurs petites chambres séparés par de gros murs porteurs.
Ensuite les meubles doivent vraiment être mobiles, c’est-à-dire facilement déplaçables par une personne seule sans risquer le tour de rein, et plus des objets lourds et indéplaçables qui une fois posés deviennent de véritables prolongements de la maçonnerie.
Enfin, réduire notablement la quantité d’objets dont on s’entoure, l’expérience montrant que la plupart ne servent pratiquement jamais, sinon à rassurer de leur présence celui qui les possède.

 

aparté sur le vide et la simplicité volontaire

Revenons sur ce dernier point. Il y a plusieurs dimensions à considérer: philosophique, psychologique et politique.
Philosophiquement, on peut concevoir l’espace comme indissociable des objets qui le remplissent ou bien comme existant antérieurement à tout objet. Dans le premier cas, point de vue dominant en Occident, le ‘plein’ est en quelque sorte premier et c’est dans ce plein de matière que l’architecte ouvre un volume vide permettant de circuler, d’habiter. L’espace s’obtient de haute lutte en écartant, en repoussant, la matière, comme dans un utérus, comme dans une grotte. Donc ici le vide est souvent générateur d’angoisses, c’est pourquoi l’on s’empresse de le combler avec toutes sortes d’objets pas toujours très utiles sinon pour retrouver cette sensation d’un espace plein.
En Extrême-Orient au contraire le vide est premier, l’espace existe antérieurement à tout objet. Ceux-ci ne sont là que pour souligner cette présence du vide originel et non pour créer l’espace.
Comme je l’ai montré dans le livre précédent (première partie: représentation de l’espace et sens des forme), ce second point de vue est plus proche de notre nature profonde telle qu’elle ressort d’une réflexion épistémologique poussée. En outre cela nous rapproche de notre potentiel créateur puisque nous nous retrouvons face à un vide bouillonnant de tous les possibles au lieu de nous mouler dans un espace figé. Il est plus inspirant, par exemple pour les peintres: "Le trait tracé engendre l’espace qui l’entoure, et il n’est plus la projection du monde, mais la projection de celui qui peint. Fusionnent alors deux espaces imaginaires: celui extérieur du monde, celui intérieur de l’être." (Olivier Debré, espace pensé, espace créé, le signe progressif, p 120, le cherche midi éditeur 1999) Précisons que cette inspiration créatrice du vide est au moins une possibilité à défaut d’être toujours effective. Car observons que chez beaucoup de japonais ce vide est aussi devenu un moule qui ne stimule pas toujours la créativité, et que chez beaucoup d’artistes et de publicitaires occidentaux qui se réclament d’un zen mal compris il s’est carrément vidé de toute signification. Renversement de sens qui témoigne en passant de l’extrême souplesse de l’esprit humain. Quoiqu’il en soit, cette vision de l’espace me semble préférable à la première. À condition je le répète d’être bien comprise. Je renvoie pour ça au livre précédent consacré à la genèse et au sens des formes architecturales.

Cette dimension philosophique se double d’une dimension psychologique. Le déblayage de tous les objets ‘inutiles’ dont on s’encombre risque de générer des angoisses au lieu de simplifier la vie s’il ne s’accompagne pas en parallèle d’un nettoyage des souvenirs: ce ne sont pas des pipes, c’est la collection de pipes de grand-papa; ce ne sont pas des draps, c’est le trousseau brodé de grand-mère; ce ne sont pas les fourchettes d’une dînette d’enfants, c’est le service à escargots, cadeau de papa et maman… Mais combien de fois a-t-on fumer une de ces pipes? combien de fois les a-t-on même touchées ou regardées? combien de fois s’est-on servi des fourchettes à escargots? La plupart de ces objets ne remplissent jamais la fonction pour laquelle ils ont été conçus, fabriqués et achetés. Ils ne procurent pas même un plaisir esthétique. Leur possession et leur accumulation ne fait souvent que refléter des tas d’attachements venant de problèmes relationnels non résolus. Attachement, le mot dit bien ce qu’il veut dire, c’est ce qui nous retient à un passé qui n’existe plus, nous empêche de vivre la plénitude du présent, nous interdit de nous construire un futur plus satisfaisant. Quand l’esprit est libéré de ces entraves, l’environnement peut redevenir simple et la vie elle-même devient simple.
C’est toute l’idée de la "simplicité volontaire" qui est autant une affaire psychologique qu’économique. Psychologique d’abord car, ainsi qu’on vient de le voir, un esprit qui n’est pas libéré ne pourra se libérer de nombreux besoins matériels superflus, qui pour la plupart n’ont d’autre fonction que d’exprimer un mal être. Si au contraire l’esprit est libéré, les besoins se réduisent sans qu’il y ait le moindre effort à faire, sans qu’il y ait la moindre sensation de manque. Paradoxalement, "simplicité volontaire" devient synonyme de confort et d’abondance, et pas du tout de pauvreté ni de manque.
Dans le contexte démographique, écologique et économique actuel, ce choix est bien évidemment un choix politique. C’est le choix d’une "décroissance soutenable" chère à quelques rares (trop rares!) économistes. Je n’insisterai pas, cela nous entraînerait trop loin…
Une dernière remarque tout de même: simplicité ne veut pas dire retour à un mode de vie de chasseur-cueilleur. C’est une simplicité relative au contexte collectif d’aujourd’hui. Cela implique en particulier que simplicité et technologie ne sont pas nécessairement incompatibles. Il est en effet des cas où les nouvelles technologies contribuent à cette entreprise d’allègement. Ainsi les CD musicaux et les films en DVD sont en train de disparaître, un seul disque dur pouvant stocker plus de musique et de vidéo que l’on ne peut en écouter et en regarder. Idem pour les livres: d’ici quelques années disparaîtront les bibliothèques qui prennent de la place et gâchent inutilement du papier; grâce aux lecteurs à encre électronique presque tous les livres tiendront dans un objet de la taille d’un livre de poche. Je m’en réjouis d’avance.

 

néo-nomadisme annuel et pluriannuel

Les situations figées de gens s’associant pour leur vie entière et vivant toujours au même endroit sont vouées à ne plus être la norme. Déjà dans les faits presque plus personne ne vit ainsi. Sauf que dans les têtes cela reste un idéal: un(e) partenaire pour la vie dans un çam’suffit également pour la vie. C’est donc avant tout un problème d’évolution des attentes et pas des modes de vie eux-mêmes qui ont déjà changé. Plus rien n’est figé, ni les relations, ni le lieu de vie, ni le travail, ni les centres d’intérêt. Pas même l’idée que rien n’est figé! Rien n’empêche en effet de passer sa vie avec la même personne au même endroit à faire les mêmes choses: cela peut aussi être évolutif pour certains. Tout est affaire de cheminement personnel et de vécu intérieur. Une analogie me vient avec cet art martial chinois appelé Taï-chi chuan que j’ai pratiqué plusieurs années: que l’on soit débutant ou que l’on ait des décennies de pratique, ce sont toujours les mêmes mouvements que l’on répète. Sauf qu’ils ne sont pas du tout vécus intérieurement de la même manière par le débutant et par le maître.
Ceci étant, il est probable que pour l’immense majorité la vie sera jalonnée de ruptures. Et en général, quand quelque chose change, c’est tout qui est appelé à changer parce que le véritable changement est initié de l’intérieur et qu’il se projette au-dehors sur toutes les facettes de l’existence. Donc nouveaux centres d’intérêt, nouvelles relations, nouveau lieu de vie, etc.
Comme on l’a remarqué c’est ce que vivent déjà la plupart aujourd’hui. Le paradoxe est que dans nos sociétés qui prônent la mobilité, on persiste à construire en dur pour durer pour des situations dont on sait à l’avance qu’elles ne dureront pas. Combien s’endettent pour 20 ans ou plus pour acheter trop chère la maison de leurs rêves qui sera revendue avant 10 ans pour cause de mutation? combien font construire une maison pour souder la famille pour voir leur bien démanteler pour cause de divorce? combien aiment à penser que leurs enfants prendront leur suite dans cette maison bâtie pour durer 100 ans ou plus alors que d’évidence cela ne les intéressent pas? Il serait plus cohérent de construire pour beaucoup moins cher une habitation adaptée aux besoins du moment et pour une durée limitée à ce qu’on a à faire. On en changerait un peu comme on change d’automobile pour suivre les évolutions de la famille et du travail, pas très souvent mais chaque fois que le besoin s’en ferait sentir.

 

aparté sur le programme "maison pas chère"

Cette idée de maison pas chère évoque bien sûr le projet du gouvernement français "une maison à 100 000 euros" et ses variantes comme "la maison à 15 euros par jour". Hélas, sur les centaines de milliers de prévues, à peine quelques dizaines ont vu le jour. La raison principale en est selon moi qu’on reste bloqué sur une idée de la maison qui n’est plus adaptée aux conditions socio-économiques ni à nos façons de vivre. Car comprenons bien que lorsque je parle de changer de maison, il ne s’agit pas de déménager de l’une à une autre mais bel et bien de changer la maison elle-même. Changement de conception qui concerne d’abord les matériaux, les principes structuraux, et les plans: c’est sûr qu’en voulant faire des cubes en dur traditionnels qui durent on ne pourra jamais descendre en dessous d’un certain prix. À quoi s’ajoute le prix du terrain évidemment. Donc cela concerne aussi le droit de propriété où une évolution est envisageable.
Aujourd’hui, une propriété immobilière consiste en un terrain d’une part, et en la maison construite dessus d’autre part. Ce sont les deux ensemble qui constituent la propriété, laquelle est vendue ou louée d’un bloc. Avec d’autres principes constructifs caractérisés par la légèreté, la mobilité, la flexibilité, l’économie, le recyclage, on peut envisager de disjoindre la propriété du sol de celle de la maison. De la même manière qu’on loue un parking pour y garer n’importe quelle voiture, il serait possible de ne louer qu’un bout de terrain sur lequel on viendrait poser sa maison qui arriverait par camion comme les autres meubles. Cela se pratique déjà aux États-Unis où les mobil homes ont renouvelé en le prolongeant le concept des chariots des pionniers. Cela se pratique dans une moindre mesure en Europe sur des sites de vacances pour caravanes. Reconnaissons que beaucoup apprécient de retourner chaque année au même endroit passer des vacances dans une caravane posée sur un bout de terrain loué. Mais reconnaissons aussi que, bizarrement, peu envisagent de faire la même chose pour leur maison principal. À moins d’être pauvres. Car c’est là le problème, ce n’est pas socialement respectable. Mais ce n’est qu’une affaire de croyances car pourquoi ce qui est respectable le temps des vacances ne pourrait l’être le reste de l’année?
Plus sérieuse est l’objection selon laquelle c’est souvent très laid. C’est vrai que ce sont de simples objets utilitaires, posés en dépit du bon sens sans considération pour l’environnement et pas davantage pour les besoins profonds de l’habitant. Pourtant des solutions existent. On en a vues quelques unes dans le livre 1 (par exemple les dômes géodésiques) et on en verra d’autres dans la suite de ce livre.
Sérieuse aussi est l’objection selon laquelle ce n’est pas praticable dans un contexte urbain où vivent aujourd’hui la plupart des gens. Or là aussi des solutions existent. Dès 1959, Frei Otto imaginait des immeubles consistant en un simple squelette, de grandes plates-formes vides seulement pourvus de branchements pour l’eau et l’électricité. Sur ces plateaux, chacun aurait la possibilité de construire sa maison en faisant appel à l’architecte de son choix, voire en la faisant lui-même. Il a fallu attendre 1987 pour qu’un tel projet voit le jour. Il s’agit d’un éco-habitat à Berlin. Même s’il n’a pas répondu à toutes ses attentes, seulement deux résidents ont véritablement participé à la construction de leur habitation, cela montre au moins que c’est possible. Avec le recul, la majorité des habitants semblent très satisfaits de la qualité de vie qu’ils y trouvent.

Frei Otto
lightweight construction, natural design, complete works
Birkhaüser 2005, p 322

 

 

 

néo-nomadisme annuel et pluriannuel, suite

Un certain bon sens n’étant pas totalement absent chez bon nombre de gens, beaucoup ressentent plus ou moins confusément toutes ces incohérences, notamment entre une vie pleine de changements qui ravivent de vieux instincts nomades et un habitat dur, fixe et cher hérité de la sédentarisation. Alors faute de pouvoir l’éliminer ils s’efforcent de s’en accommoder. Pour preuves et pour ceux qui en ont les moyens, les autres se contentant d’en rêver et d’investir dans la décoration de leur automobile: l’explosion des résidences secondaires et des voyages touristiques pour changer d’air dès qu’on peut, le succès qui ne se dément pas des camping-cars et autres mobil homes.
Sauf que non seulement cela ne résout pas le problème de fond mais cela en fait surgir de nouveaux:

- certains en arrivent à posséder 2, 3 voire plus de maisons quand beaucoup n’en ont même pas une de décente;
- les voyages dans tous les sens d’un lieu de villégiature à un autre, que ce soit en auto ou pire en avion, génèrent énormément de pollution, sans parler du stress que ces séjours hors de chez soi sont censés réduire;
- les camping-cars et les maisons mobiles (qui, notons-le, sont très souvent immobilisées ad vitam aeternam) ne peuvent être considérés comme de l’architecture, encore moins de l’architecture intégrée à l’environnement et support d’évolution pour leurs habitants.

Tout ça pour dire que le désir de nomadisme probablement hérité de nos lointains ancêtres du paléolithique est toujours présent et actif, ravivé par la vie actuelle (tout comme d’ailleurs le désir de se fixer, s’enraciner, venu lui de nos ancêtres plus proches du néolithique, on n’est plus à une contradiction près!). Mais les manières actuelles de l’assouvir ne sont pas vraiment satisfaisantes: multiplication de maisons en dur, explosion des déplacements, beaucoup de pollution, de soucis financiers, et pas forcément beaucoup de bien-être, sinon, parfois, la satisfaction d’avoir eu une coupure dans le train-train quotidien. Ne parlons pas des vrais nomades que tous les états de la planète s’efforcent de sédentariser.

Bref, tout ceci n’est pas du néo-nomadisme annuel ou pluriannuel tel que je le conçois. L’idée fondamentale pour moi est que si l’on doit quitter un endroit, c’est que ce qu’on avait à y faire est accompli (on sait infailliblement au fond de soi quand ce moment arrive) et qu’on a désormais autre chose à vivre ailleurs pour continuer de s’accomplir (on ne sait pas toujours quoi, c’est alors en se remettant en route qu’on le découvrira).
La prolongeant, il y a cette autre idée qu’en quittant un lieu on laisse de la beauté et du bien-être tant qu’on veut, mais le moins possible de détritus et de cicatrices.
Et prolongeant à son tour celle-ci, voici l’idée que ce qui a servi d’habitation puisse être déplacée. Non pour refaire exactement la même (comme on déplace une caravane ou une tente de camping) parce qu’on n’est plus le même, le site non plus, et qu’on a autre chose à vivre. Donc reconstruire une habitation appropriée à la nouvelle situation mais en réutilisant au maximum ce qui a déjà servi. L’occasion de dire quelques mots à propos de durabilité.

 

aparté sur la durabilité

Posons le décor: "La construction d’habitats engloutit un sixième des ressources mondiales en eau douce, un quart de la production de bois et deux cinquièmes des combustibles fossiles et des produits manufacturés." (James Wines, l’architecture verte, Taschen 2000, p 9)
De là une légitime préoccupation à faire plus écologique. Le terme à la mode aujourd’hui dans ce domaine est développement durable, peut-être parce qu’il est moins connoté politiquement. Le problème est qu’il y a des tas de manières différentes d’interpréter cette notion:
Dans une première acceptation durable est synonyme de longévité. Par exemple un bâtiment peut être durable parce qu’il est fait en un matériau qui dure comme la pierre. Paradoxalement, il peut aussi être durable parce que fait avec des matériaux qui ne durent pas mais qu’il est périodiquement reconstruit à l’identique. Ainsi dans un Japon soumis régulièrement aux tremblements de terre, aux typhons, et où le principal matériau de construction était traditionnellement le bois, prédisposé aux incendies, de nombreux temples multiséculaires que l’on contemple aujourd’hui ont en fait été reconstruits plusieurs fois à l’identique.
Plus récemment la notion de durabilité s’est étendue à la préservation des ressources de la planète. Dans ces conditions est durable un matériau qui est renouvelable voire biodégradable. Et ce qui ne l’est pas, on s’efforce de le faire durer par le recyclage (verre, métaux, papier, plastiques, etc.) ou la réutilisation (démontage et remontage). Ce n’est pas toujours évident. Une maison en bois montée avec des milliers de clous est pratiquement impossible à démonter. Ou des matériaux recyclables comme l’acier sont difficilement récupérables lorsqu’ils sont noyés dans du béton.
Bref, il n’y a pas une religion unique du ‘durable’. Tout dépend encore une fois du point de vue: que veut-on faire durer?
Personnellement, je ne veux pas de bâtiments conçus pour durer une éternité. D’ailleurs même les pyramides ‘éternelles’ finiront rongées par les tempêtes de sable.
Mais je ne veux pas non plus passer ma vie à des travaux de réparation parce que les matériaux employés ne ‘durent’ pas suffisamment. Les tentes et huttes traditionnelles sont peut-être très écologiques mais elles se dégradent très vite. Ce qui n’est pas forcément gênant dans certains contextes climatiques le devient dans un climat tempéré, ‘tempéré’ voulant dire en fait qu’on subit une grande diversité d’extrêmes: orages, vents violents, grêle, neige, sécheresse, Soleil, gel…
Pour résumer ma position je dirai une fois encore que tout est possible: biodégradable, recyclable, réutilisable, indestructible… Ce n’est qu’une affaire de compromis car quel que soit le choix ce ne sera jamais que cela, un compromis entre d’innombrables paramètres, sachant en outre qu’il est forcément provisoire et limité (par exemple ce qui est acceptable à un moment donné pour 10 réalisations peut ne plus l’être pour 100 000). Donc une légitime préoccupation à garder à l’esprit mais à considérer au cas par cas.

 

néo-nomadisme transgénérationnel

À une époque où l’écart se creuse entre géniteurs d’un côté et parents de l’autre, où un enfant peut connaître dans sa vie plusieurs pères ou plusieurs mères, où la vie qu’il vivra sera très différente de celle de ses parents, dans la mesure aussi où ces évolutions me semblent souhaitables parce qu’elles participent au dépassement de la cellule familiale réduite et les innombrables problèmes qui vont avec, l’idée de transmettre un patrimoine bâti à sa descendance devient de plus en plus ridicule. Nous voici de plain pied dans le néo-nomadisme transgénérationnel: les enfants ne souhaitent pas habiter dans la maison de leurs parents.
Ce chacun chez soi n’est pas sans soulever de nouveaux problèmes. D’une part l’isolement. D’autre part la multiplication d’espace habitables qui ne sont pas toujours habités (par exemple un enfant de parents divorcés a souvent une chambre chez l’un et chez l’autre).
Je n’ai évidemment pas de solution toute faite. Je me contente de soulever le problème pour signaler qu’il est présent dans ma réflexion même si j’insiste surtout sur d’autres aspects de l’évolution individuelle et collective. Mon projet d’habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages peut être une réponse à ce problème. Ou du moins, telle qu’il se présente pour le moment à mon esprit, je le crois suffisamment flexible pour que chacun puisse l’adapter à sa situation.

 

 

intérieur / extérieur

milieu naturel et milieu artificiel

Artificiel: produit par une technique humaine et non par la Nature (Petit Larousse). Il n’y a aucun doute quant au caractère artificiel d’une maison. Même si c’est une simple hutte de branchages, il s’agit d’un objet de facture humaine ayant une finalité et un sens pour lui seul.
Et dehors, à l’extérieur de la maison, comment caractériser le milieu où elle est posée? Cela dépend: villes, jardins et champs sont d’évidence aussi artificiels qu’elle, de même que la plupart des forêts avec leurs alignements parfaits. Est-ce à dire que l’opposition milieu naturel / milieu artificiel n’a plus de raison d’être? N’y a-t-il pas tout de même des lieux de pure Nature libres de toute présence humaine voire échappant à son influence?

Il y a six ans, après une existence passée pour l’essentiel en ville, nous sommes venus nous installer dans un coin de Nature sauvage au cœur des Alpes de Haute Provence. Du moins la croyais-je sauvage. Il ne m’a pas fallu longtemps pour découvrir une forte et ancienne présence humaine: partout des ruines et des restanques (murets de pierres retenant la terre) plus ou moins écroulées et envahies par la végétation. Quelle végétation? ronces, prunelliers, genêts et églantiers surtout, plantes de reconquête qui colonisent les champs abandonnés; et puis de vastes pinèdes résultant d’une politique de reboisements massifs au siècle dernier pour contrer les dégâts du surpâturage; tout récemment des palmiers et des oliviers ont été plantés qui semblent supporter les 1000 mètres d’altitude, chose impensable il y a trente ans où les hivers ici étaient beaucoup plus rudes.
La faune elle-même n’est pas si sauvage que je le croyais: les centaines de mouflons qui habitent ces montagnes descendent de quelques couples introduits il y a quelques dizaines d’années; les sangliers, qui prolifèrent aussi et ne craignent pas de s’approcher toujours plus près des maisons, sont nés de croisements entre cochons domestiques et sangliers sauvages.
Bref, cette Nature qui semblent sauvage aux yeux d’un citadin qui débarque de sa ville est pour l’essentiel le résultat d’actions humaines voulues ou non. En caricaturant à peine on pourrait dire que, par exemple, un arbre existe: soit parce qu’il a été planté par l’homme, soit parce qu’il a décidé de ne pas le couper, soit parce qu’il a créé non intentionnellement des conditions qui lui ont permis de pousser là (transport de graines, changements écologiques, etc.). On pourrait dire à peu près la même chose de la faune et de la flore partout sur la planète. De l’Arctique à l’Antarctique en passant par l’Équateur et les Tropiques, il n’est pratiquement plus aucun endroit qui échappe à l’influence de l’homme.

 

jeu de miroir entre l’homme et la Nature

Cette anthropisation de plus en plus marquée des milieux naturels pose question en architecture aussi dans la mesure où l’origine même de la maison est dans le besoin pour l’homme de s’extraire en quelque sorte de la Nature pour se protéger de ses excès. Ce n’était pas le seul choix possible mais c’est celui qui a été fait par la majorité il y a quelque 10 000 ans (voir livre 2 les réflexions sur le passage du paléolithique au néolithique). On en vit aujourd’hui l’aboutissement avec la disparition quasi totale des forêts primaires, les campagnes recouvertes de champs, de serres et de bâtiments d’élevage industriel, les développements tentaculaires des villes, jusqu’aux bords de mer et aux montagnes qui sont goudronnés, bétonnés voire remodelés pour le bon plaisir des touristes.
On en voit aussi l’aboutissement dans ce que devient la maison: un lieu clos qui isole toujours davantage, qui lisse les variations climatiques (cf. les excès de chauffage en hiver et de climatisation en été), enferme l’habitant dans son petit espace confiné (à tel point que l’air à l’intérieur des maisons est souvent plus vicié qu’à l’extérieur, y compris dans les villes), prétend interdire l’entrée aux voleurs, aux microbes (sans succès hélas, on constate par exemple des épidémies de légionellose y compris dans les hôpitaux modernes les mieux conçus), aux démarcheurs, aux chiens, aux enfants (sans rire, des résidences de ce genre ont de plus en plus de succès aux États-Unis)… Et pour couronner le tout, vive le gazon artificiel: il n’attire pas les insectes et ne réclame aucun entretien!
Ceux qui ne partagent pas cette conception du bonheur rêvent d’un retour à une vie fusionnelle avec la Nature: une petite cabane au milieu de la forêt, ou, pour les plus fortunés et ceux qui ne souhaitent rien concéder en matière de confort, quelque chose comme la maison à la cascade de Frank Lloyd Wright (photo dans le livre 2 troisième partie).
Hélas la vision romantique d’une Nature vierge a fait long feu comme on vient de le voir. Il faudrait que notre espèce réduise notablement et durablement son nombre et son activité pour que la Nature ait l’occasion de se libérer de son influence. Ce n’est pas près d’advenir à voir l’orientation que prennent tous les pays du monde en matière de politique, d’économie, d’agriculture, de démographie.
Donc entre l’homme et la Nature un jeu de relations réciproques s’est instauré depuis quelques millénaires qui est appelé à durer encore quelques temps. Car c’est bien de cela qu’il s’agit à mes yeux, un jeu, un jeu de miroir par quoi l’un et l’autre se révèlent. La Nature n’est ni gentille ni méchante mais elle a indéniablement ses excès; l’homme n’est pas toujours mal intentionné lorsque ses actions finissent par prendre un tour catastrophique. Les deux sont aussi immatures et les deux se révèlent à travers cette co-évolution. Comme dans un couple, toutes les expériences sont prétextes à des prises de conscience, y compris les crises. Et si l’on ne comprend pas? c’est simple, la situation se représentera, et se représentera encore, chaque fois un peu plus forte, jusqu’à ce que l’on se fasse si mal que l’on s’oblige enfin à prendre du recul pour contempler les croyances limitantes à l’origine de ces expériences insatisfaisantes, puis les changer. De la co-évolution l’on passe à la co-création. Voilà ce qui se joue depuis des millénaires entre l’homme et Gaïa, voilà ce dont on commence à prendre conscience.

Alors pour en revenir au sujet de ce livre:
- une maison n’est pas une émanation de la Nature grâce à quoi l’homme fusionne avec elle; l’expérience fusionnelle, il l’a déjà vécue il y a quelques dizaines de milliers d’années et pour ça il n’avait surtout pas besoin de maisons;
- une maison n’est pas davantage un objet complètement artificiel censé garantir à l’habitant un isolement totale des influences extérieures.
La maison est l’un de ces nombreux prétextes pour, entre l’homme et Gaïa, jouer des jeux de co-évolution et de co-création. Comme développé dans le livre 2 quatrième partie, elle est à la fois une extension du corps de l’homme et elle appartient au corps de Gaïa. Cela fait d’elle une sorte de filtre bidirectionnel, de l’univers vers l’habitant et de l’habitant vers l’univers, un émetteur-récepteur-amplificateur de rêves d’évolution et de création. Bref: elle n’isole pas, elle relie et nourrit le corps et l’esprit.
Précision importante: ce n’est pas qu’un rôle symbolique, c’est sa nature même inscrite dans son corps, en particulier sa morphologie et sa physiologie comme expliqué dans le livre précédent.

 

le jardin, bout de Nature rapporté entre intérieur et extérieur

Entre la maison entièrement faite de sa main, et la Nature, que l’homme influence certes mais ne contrôle pas et la crée encore moins, s’étagent des plans intermédiaires. Le jardin en particulier, qu’il façonne intentionnellement sans en être vraiment le maître (le jardinier a le pouvoir d’arracher ce qui ne lui plait pas et de planter ce qui lui plait mais il n’a pas celui de faire pousser les plantes, encore moins de les créer, tout au plus orienter et réarranger ce que la Nature met à disposition).
Les conceptions abondent: du jardins persan, lieu clos de délices fleuris et parfumés, fait pour donner à entrevoir le paradis céleste, au jardin zen supposé ouvrir la porte de l’esprit à son impermanence et son infinitude; du jardin chinois, un bout de Nature sauvage rapporté quasiment à l’intérieur de la maison, au jardin classique à la française ordonné selon les règle de la géométrie et hiérarchisé comme la société, en passant par le jardin anglais conçu comme un grand tableau romantique…

le banquet des lettrés dans le jardin
panneau de revêtement Iran occidental début XVIIe siècle
dans l’art de l’Iran safavide de Assadullah de Souren Melikian-Chirvani
musée du Louvre éditions 2007

 

jardin de Kaisan-do à Kyoto
conçu pour être regardé depuis la véranda qu’on aperçoit à gauche;
au premier plan un jardin zen typique, un océan de sable façonné en damier;
au second plan un paysage rapporté en forme de forêt

 

the garden of cosmic speculations
de Charles Jencks situé en Écosse, 1989

 

Par-delà ces conceptions savantes réservées en général à une élite cultivée et/ou fortunée, domine une majorité de réalisations plus terre à terre. Deux principes semblent à l’œuvre dans ces dernières: 1. maison et jardin constituent deux espaces séparés (d’ailleurs il arrive souvent que le jardin ne soit pas situé aux alentours immédiats de la maison mais à quelque distance); 2. qu’il soit géométriquement organisé ou non, il révèle le désir profond de maîtriser la Nature. Qu’observe-t-on en effet dans ces millions de jardins partout sur la planète? on ne veut pas de certaines herbes qualifiées de ‘folles’ ni de certains insectes considérés comme ‘nuisibles’; on veut du gazon bien tondu, des haies taillées à bonne hauteur, des parterres de fleurs confinés dans leurs limites; des rangées de légumes bien alignées; bref on veut se fabriquer un petit univers laborieusement arrangé qui donne à peine l’illusion de la Nature. Les moins disposés au jardinage peuvent même se contenter de gazon synthétique et de fleurs artificielles.
On se doute que là ne va pas ma préférence. Mon goût penche vers le jardin savant extrême-oriental. Bien que là encore entièrement arrangé de main d’homme, il se veut une portion de Nature sauvage rapportée au cœur même de l’habitation. D’ailleurs tout est fait pour que les deux s’imbriquent: de larges ouvertures et des lieux d’observation sont prévus dans la maison, de sorte que le spectacle de la Nature entre à l’intérieur et que l’habitant qui n’est pas paysan se reconnecte par la contemplation aux autres êtres vivants ainsi qu’aux rythmes cosmiques. Ce ne sont pas deux lieux, c’est un seul et même. Autre précision importante: ce ne sont pas seulement des plantes qui se laissent respirer et se donnent à contempler, c’est tout un paysage qui est reproduit, modèle réduit de la Nature entière dont la beauté réside justement dans la sauvagerie.
Si la finalité de ce jardin me plait, c’est moins le cas des moyens employés pour l’atteindre. Que de travail de formation et d’entretien pour donner l’illusion d’un paysage sauvage! Sans parler de certaines techniques qui ne me plaisent pas du tout comme la bonzaïfication. Ce n’est pas par sensiblerie car je ne crois pas que les arbres souffrent lors de la taille de leurs racines et de leurs branches. C’est plus que mon esprit épris de liberté rechigne à contraindre des êtres vivants de la sorte.
Au fond, ce que j’aimerais, c’est, autour de la maison, un paysage réellement ‘sauvage’ au sens où il s’entretiendrait tout seul sans que j’ai à intervenir. Mais en même temps je ne voudrais pas d’un fouillis disgracieux et infranchissable. Je vois bien autour de chez moi combien la Nature est puissante pour reconquérir des terres à l’abandon. Mais il faut reconnaître que dans les premiers temps de cette recolonisation le résultat n’est pas très agréable pour l’être humain. Il n’y a guère que la pioche pour mettre fin à la prolifération des ronces, des églantiers et des prunelliers. C’est un excellent exercice pour le corps, moins coûteux que d’aller soulever des poids dans une salle de gymnastique, mais ce n’est pas mon idéal des relations avec Gaïa.
Comment faire pour obtenir un résultat satisfaisant en laissant-faire au maximum? En revenir au jeu avec les plantes et les animaux. Je n’en dirai pas davantage car cette idée d’un jeu de co-création entre l’homme et Gaïa a été largement développée dans de l’agriculture à la co-science. C’est une synthèse de trois approches qui ont fait leurs preuves séparément: la permaculture de Bill Mollison, l’agriculture naturelle de Masanobu Fukuoka, et le dialogue avec l’esprit des plantes et des animaux redécouvert à Findhorn par Peter et Eileen Caddy avec l’aide de Dorothy MacLean.

 

cheminements entre intériorité et extériorité

Dans les paragraphes précédents, on a vu se dissoudre les frontières entre milieu naturel et milieu artificiel. Du coup la Nature n’apparaît pas si différente de la maison qui n’est pas si différente de la Nature. La Nature est dans la maison tout autant que la maison appartient au corps de Gaïa. Ce qui compte désormais n’est pas de savoir si l’on est dedans ou dehors, dans un lieu naturel ou artificiel; c’est comment l’on se relie à la Nature pour y voir son reflet et trouver qui l’on est vraiment; ce qui compte c’est donc vers quoi est tournée l’attention. La polysémie du français permet d’opérer cette réorientation du sens (et des sens) en gardant les mêmes termes intérieur et extérieur. D’après le Petit Larousse:
intérieur: 1. Qui est au-dedans, dans l’espace compris entre les limites de quelque chose. 2. Qui se rapporte à l’esprit, à la vie morale, psychologique de l’homme…
extérieur: 1. Qui est en dehors d’un lieu donné. 2. Qui n’appartient pas quelque chose, étranger. 3. Qui existe en dehors de l’individu.
L’intérieur, c’est maintenant ce qui se déroule au-dedans de notre esprit, et l’extérieur ce qui semble provenir du dehors (je dis ‘semble’ suite à l’étude sur la perception de l’espace faite dans le livre 2 première partie).

Ceci posé, reprenons la promenade autour de chez moi: nous marchons dans la forêt de pins noirs et de chênes pubescents que se sont appropriés sangliers et chevreuils; nous traversons des champs abandonnés envahis d’une végétation hirsute où paissent au printemps des mouflons et l’été des moutons; nous voici dans le jardin avec sa vigne, son figuier, son cerisier, son olivier, ses lavandes, ses romarins, ses rosiers…; quelques marches d’escalier et nous sommes dans la maison, directement dans le séjour avec toutes ses fenêtres sans rideaux à travers quoi se donnent à voir les montagnes environnantes, le ciel bleu et le Soleil; mon corps après cette promenade demande un peu de repos: allongé sur le lit je me promène dans des tableaux choisis de Corinne accrochés aux murs (http://www.terracolorosa.com), l’esprit laissé à errer, je contemple les pensées les plus intimes qui surgissent…
Tandis que le corps passe d’espaces peu voire pas aménagés à des espaces qui le sont complètement, l’esprit se tourne davantage sur lui-même. Retournement facilité par le fait d’être dans un espace si proche qu’il est quasiment vécu comme un prolongement de soi. Cela reste un espace extérieur au sens où il est en dehors de son propre corps mais il est tellement proche de soi, tellement reflet de soi-même par tout ce qu’on y a mis, quasiment une sécrétion de soi, que l’on s’y sent comme à l’intérieur de soi, à se contempler dans son intimité. C’est en cela que la maison que je conçois ici est aussi un cocon.

Une précision est nécessaire. Ce que j’entends ici par ‘cocon’ est plus proche de la notion qu’en ont les entomologistes que du sens dérivé qu’il a pris en sociologie depuis quelques années. Il en est venu à désigner un espace protecteur, synonyme donc plutôt de coquille, avec à l’extrême des dérives telles que le cocooning, c’est-à-dire la recherche d’un confort douillet.
Ce n’est pas du tout de cela qu’il s’agit ici. Pour revenir au sens premier, un cocon c’est: "une enveloppe abritant une phase immobile de la vie de certains animaux". Par exemple la chrysalide des lépidoptères, stade intermédiaire entre la chenille et le papillon. Il est vrai qu’en rentrant dans son cocon la chenille s’isole. Mais il faut bien comprendre que cet isolement est surtout un repli nécessaire sur elle-même car quand on voit de quoi est fait le cocon, un long et mince fil de soie entortillé, on devine qu’il ne protège pas de grand chose. Ce repli signifie une dissolution de son corps (la lyse), et simultanément le surgissement d’un désir profondément inscrit en elle de se réincarner en papillon. De même, la dimension ‘cocon’ de la maison n’est pas faite pour isoler l’habitant mais pour l’aider à se relier en conscience aux puissantes forces transformatrices qui traversent l’univers, l’aider à révéler ses rêves d’un nouvel homme et l’incarner.
Je le répète, habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages ce n’est pas s’isoler. C’est, selon les besoins et désirs du moment, se laisser traverser par des sensations venues du dehors, ou être pleinement présent à son corps, ou tourner son regard intérieur vers des rêves et des intuitions créatrices jaillies de profondeurs mystérieuses. Une telle habitation est transparente à tout, se contentant d’opérer quelques filtrages pour le bien-être de ses habitants (humains et non). Elle offre des lieux et des chemins qui permettent de tourner son regard davantage en dedans ou au dehors. Il y a des espaces non aménagés, ou si peu, d’autres qui le sont entièrement, d’autres encore qui le sont tout en donnant l’impression de ne pas l’être; il y a des points de vue isolés et d’autres simultanés sur les uns et les autres. Bref, c’est un jeu de présence consciente tout de fluidité pour nous trouver nous-mêmes au cœur de l’univers et trouver l’univers au cœur de nous-mêmes. Habiter devient une expérience spirituelle et métaphysique. Mais attention, ce cheminement entre intérieur et intérieur n’a rien de commun avec les anciens temples où seul les initiés du dernier degré accédaient à la chambre intérieure secrète après un parcours labyrinthique. Ici tout est potentiellement ouvert sur tout. Comme dans un jardin zen, il suffit d’ouvrir les yeux, ou les fermer, et savoir regarder.

 

 

habiter des cabanes-cocons entre arbres et nuages

retour à la Vision

Ces dernières phrases sur la dimension spirituelle de l’art d’habiter ne doivent pas être prises pour simple envolée lyrique ni pur exercice conceptuel. Même si cela semble éloigné de ce que l’on attend de l’habitation, cela ne la rend pas moins concrète. On verra plus loin comment elle peut incarner toutes ces facettes.
En poussant ainsi les choses à l’extrême je veux rappeler que changer (ici la manière d’habiter) c’est d’abord renouveler sa Vision. Je le répète, ma recherche en architecture ne vise pas seulement à trouver des nouvelles formes et des nouveaux procédés constructifs, mais à incarner une nouvelle Vision. De cette Vision découlent une nouvelle façon d’envisager l’existence terrestre, de nouvelles relations avec tout-ce-qui-vit, un nouveau rapport à l’espace, une nouvelle manière d’habiter, et au bout du compte un nouveau bâtiment. La Vision change et c’est tout qui change.
Ceci étant, une fois celui-ci posé dans la matière, libre à chacun d’y vivre comme bon lui semble: on voit bien des caravanes et des mobil homes rendus définitivement immobiles. Libre aussi à chacun de ne pas partager ladite Vision qui a présidé à son élaboration: certains habitent bien aujourd’hui des chapelles, des presbytères, des monastères ou des châteaux forts sans être curés, moines ou chevaliers. Elle en est néanmoins la source. C’est pourquoi ces détours me sont indispensables et que je ne puis me contenter de simplement poser mon bâtiment même s’il commence à exister en moi. Je l’ai même vu en rêve il y a quelques jours: c’était très beau ces nuages bleutés posés sur le sol quasiment sans poids…

 

lignes directrices

La maison commence à prendre vie dans mon imagination. Pour que vous la sentiez mieux avant que je la précise davantage et lui donne forme matérielle, un petit récapitulatif des principales lignes directrices:

tout est meuble
À commencer bien sûr par le mobilier qui redevient véritablement mobile. Conséquence: c’est sa présence qui définit la fonction d’une pièce.
Pièces qui sont elles-mêmes des meubles, c’est-à-dire qu’elles sont reconfigurables et/ou déplaçables. Il y a deux manières de concevoir cette mobilité. La première consiste, à la japonaise, à déplacer des cloisons dans une maison construite comme une seule grande pièce. L’autre consiste à concevoir les pièces elles-mêmes comme des objets suffisamment légers pour pouvoir être facilement déplacées dans le cadre d’un vaste espace couvert, voire en-dehors si les conditions climatiques du moment s’y prêtent.
Cette seconde solution a ma préférence. Ce sont ce que j’ai appelé les cabanes-cocons, destinées à prendre place dans le vaste espace entre arbres et nuages. Cet espace, c’est un peu une grande cour couverte, hors d’eau, mais qui peut être aussi complètement fermée pour être mise hors d’air. Une construction adaptable donc. Plus, une construction mobile. Pas d’un seul bloc comme l’est un mobil home. Plutôt démontable et remontable comme une grande tente de cirque (un petit cirque tout de même). Avec cette différence importante qu’on peut lui faire subir des modifications à chaque remontage. Il est évident que cela demande plus de temps et d’efforts que de déplacer une pièce ou un lit. Ce n’est pas une chose que l’on fait tous les jours ni même tous les mois. Cela participe plutôt du néo-nomadisme annuel ou pluriannuel. Conséquence: un principe de construction léger s’impose.

cheminement entre intérieur et extérieur
Ce n’est pas tant le cheminement physique ou contemplatif entre espaces naturels extérieurs et espaces artificiels intérieurs qui compte ici que le cheminement de l’attention entre l’intérieur de soi et l’extérieur. L’habitation facilite cela en offrant une diversité de points de vue, certains sur le ciel ou des paysages lointains, d’autres sur des espaces proches aménagés, d’autres où les catégories se brouillent avec par exemple un ruisseau qui coule entre les arbres ou de vrais arbres qui percent entre les nuages (à partir d’ici ces termes en italique font référence à la structure de la maison, structure porteuse pour les arbres et couverture pour les nuages, et sans italiques reprennent leur sens habituel). Enfin il y a le cocon où chacun se retrouve face à soi-même.

l’habitant maître d’œuvre
Dans la mesure où l’habitation est conçue comme une extension du corps de l’habitant pour être un support d’évolution, un cocon de métamorphose, il est évident qu’il doit en être le maître d’œuvre. Il doit participer un minimum à la conception et à la construction, l’idéal étant d’ailleurs que les deux ne fassent qu’un en jaillissant du même geste créateur. Nous verrons cela dans la troisième partie.
Cela ne veut pas dire qu’il doive absolument tout faire lui-même. Tout le monde ne peut pas devenir maître es architecture des arbres et des nuages, et c’est sans doute très bien ainsi. Il s’agit juste que chacun en sache suffisamment pour s’approprier complètement son habitation et la faire vivre. Si les arbres et les nuages et toute la physiologie du bâtiment réclament éventuellement au démarrage l’assistance de professionnels, l’entretien et les réparations courantes doivent pouvoir être assurés par les habitants eux-mêmes. Autonomie qui est selon moi indispensable car elle signe la recréation d’un lien avec la Terre et une reprise en compte de notre responsabilité. En plus bien sûr de se distancier d’un modèle techno-consumériste-dépendant en lequel certains ne se reconnaissent plus.

 

des cabanes-cocons entre arbres et nuages

Commencez-vous à sentir suffisamment ce que ‘habiter’ veut dire maintenant pour voir se dessiner en imagination cette nouvelle habitation? Il y a une grande structure principale couvrant une surface de 100, 200, 300 m² ou plus selon le nombre d’habitants et leurs activités. Ce sont les arbres et les nuages, les premiers désignant je le rappelle les éléments porteurs et les seconds les éléments de couverture fait de membranes.
À l’intérieur du volume ainsi délimité prennent place des structures plus petites, très légères et mobiles, les cabanes. Ce sont autant de pièces aux fonctions précises ou non selon les désirs et besoins des habitants. Par exemple l’une peut servir de cabinet de toilette, une autre d’espace pour le rangement, les autres de cocons pour chacun des habitants.
L’essentiel des contraintes physiques est supporté par les arbres et les nuages: Soleil, pluie, vent, neige. Cette structure doit donc être particulièrement bien conçue. Nous verrons cela dans les troisième et quatrième parties.
Les cabanes quant à elles étant relativement petites (disons de 8 à 20 m² pour fixer les idées) et de surcroît protégées, elles ne posent guère de problèmes structuraux. Elles sont donc faciles à concevoir et à réaliser en autoconstruction. Le plus délicat est peut-être de sortir de formes et de matériaux banals. Pour les moins imaginatifs, les moins bricoleurs, ou encore ceux qui ne se sentirait pas trop concernés par ce genre de travail, estimant, c’est leur droit, avoir mieux à faire, je proposerai dans la deuxième partie quelques exemples inspirants.
Notons que même les plus fragiles de ces cabanes-cocons doivent pouvoir sortir de l’abri des arbres et des nuages si l’envie en prend et si le temps le permet.

 

la maison idéale

J’avais déjà en tête toute cette nouvelle conception de l’habitation lorsque j’ai trouvé sur internet un intéressant article d’Eric Hunting datant de novembre 2004 et intitulé Shelter, avec pour sous-titre documenting a personal quest for non-toxic housing (http://radio.weblogs.com/0119080/2004/11/27.html). Il y dit notamment, après avoir relaté sa découverte de l’ETFE (que je connais pour ma part depuis une dizaine d’années mais dont je n’avais pas perçu tout le potentiel jusqu’à l’année dernière):
"Peut-être que l’application potentielle la plus intéressante est Skybreak. Proposée par Buckminster Fuller à ses étudiants comme l’application la plus pratique du dôme géodésique à l’habitation, le concept Skybreak consiste en une grande surface couverte par un dôme géodésique transparent constituant un environnement clos pour une maison constituée de structures modulaires indépendantes faites de matériaux légers et confortables, et disposées dans un jardin paysager intérieur. En bref, c’est comme de vivre dans une grande serre en se servant de maisons de thé japonaises préfabriquées en guise de pièces, avec des toits et des murs optionnels servant seulement à procurer de l’ombre, un supplément d’isolation, et à préserver la vie privée." (traduction personnelle).
Trouvant cette conception proche de la mienne, je me suis empressé de chercher plus d’informations sur ce fameux Skybreak de Fuller mais je n’ai pas trouvé grand chose. Je ne sais pas si un prototype ou au moins une maquette a été réalisée. De toute façon il y a un problème avec Fuller et ceux qu’il a inspirés, c’est leur attachement que je trouve excessif au dôme géodésique. Certes c’est une forme élégante et un principe structurel remarquable, mais je lui trouve aussi de sérieuses limites dont j’ai parlé dans le livre 1. Donc si je n’exclus pas un usage ponctuel, en grand ou en petit, j’exclus en revanche un usage exclusif.
Autre chose nous sépare. À ce que j’ai compris, il semble que leur désir soit plutôt de constituer un environnement complètement autonome. Cela peut être approprié à certaines conditions climatiques difficiles mais je n’en ferai pas un principe absolu. Au contraire, j’ai aussi plusieurs fois insisté là-dessus, j’aspire à une transition continue entre des espaces humains très intimes jusqu’à des espaces naturels quasi sauvages. Le bâtiment n’est qu’une surface de démarcation sensible, pas une séparation entre deux mondes.

Cette idée d’une maison constituée d’un grand espace ouvert avec dedans des petites pièces mobiles a été mise en œuvre plus récemment par Shigeru Ban. Sa Naked House construite en 2000 se présente comme un grand plan ouvert rectangulaire dont les murs sont recouverts de panneaux de polycarbonate transparent. Dans ce vaste espace, prennent place quatre ‘pièces’ qui sont en fait des cubes montés sur roues, espaces plus intimes pour chacun des habitants qu’ils peuvent déplacer à leur guise. Certes je défends une idée similaire mais toute mon habitation ne se réduit pas à ce concept. Et quand je vois à quoi ça ressemble au final, pas de quoi être bouleversé. J’avoue ne pas avoir envie d’habiter dans ces parallélépipèdes froids et durs.

http://www.designboom.com/history/ban.html

Notons en passant que pour cette maison, Ban ne s’est pas inspiré de Fuller mais de la maison Farnsworth conçue en 1950 par Ludwig Mies van der Rohe. Une grande boîte de verre à ossature d’acier posée sur du béton au milieu d’une grande plaine. L’intérieur forme un grand volume ouvert où les différentes zones d’activité communiquent largement.

dans James Wines, l’architecture verte
Taschen 2000, p 24

Si j’ai jugé bon d’évoquer ces exemples c’est pour bien souligner ce qui m’en différencie par-delà l’apparente similitude. Mes cabanes-cocons entre arbres et nuages ne se réduisent pas à un concept architectural consistant en un grand espace abritant des petites pièces mobiles. Il y a derrière bien d’autres idées qui donnent au projet tout son sens: extension du corps de l’homme, appartenance au corps de Gaïa, support d’évolution, légèreté, néo-nomadisme, autonomie, etc. Sans cela, ce n’est qu’un projet architectural qui laisse une nouvelle fois l’homme de côté. Quant à moi je pars de l’homme, du moins d’une certaine conception de l’homme et de ses liens avec tout-ce-qui-vit dans les limites des mes intuitions, de mon imagination et de mon vécu, j’essaie d’entrevoir son potentiel évolutif, et de là j’imagine une habitation qui l’aide à se rêver et se réaliser plus grand qu’il ne se croit. Quant à ceux qui ne partagent pas cet idéal, libre à chacun de vivre ce qu’il veut, ils ont à leur disposition de nombreux architectes prêts à leur construire une maison à leur image.

 


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